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HistorIA #2

Nous avons oublié comme la nature peut être rude, impitoyable. De tout temps et en tous lieux, le défrichage et la coupe réglée du sol cultivable a demandé une force manouvrière considérable. Ce besoin de domestiquer notre environnement explique en partie la coercition exercée par des humains sur d’autres, le servage, l’esclavage, le salariat. Si vous vouliez, jadis, défricher et dominer sur votre milieu tout en vous extrayant du labeur lourd, il vous fallait des esclaves, des êtres aliénés à votre volonté. Il faut réifier une créature sensible, ce qui pose de graves questions de conscience. Dès l’Antiquité le sujet est débattu. Aristote dans La Politique, Livre I, page 1253b :

« Parmi les outils, certains sont inanimés, d’autres sont animés : ainsi par exemple, pour le pilote de bateau, le gouvernail est un outil inanimé, tandis que la vigie à la proue du navire est un outil animé. Car l’assistant dans un métier est une espèce d’outil.

De la même façon, un bien de propriété constitue un outil pour vivre, et l’acquisition consiste à avoir une quantité d’outils, et l’esclave est en quelque sorte une propriété animée. En outre, tout assistant est comme un outil multiple : car si chaque outil pouvait recevoir nos ordres, ou les anticiper pour exécuter chacune des tâches qui lui seraient assignées (comme ce que l’on raconte à propos des statues de Dédale ou des trépieds d’Héphaïstos, dont le poète disait qu’ils ‘entraient automatiquement dans l’assemblée des dieux’), et si de la même manière les navettes tissaient automatiquement, si les plectres jouaient tout seuls de cithare, alors les constructeurs n’auraient plus besoin d’assistants, et les maîtres n’auraient plus besoin de serviteurs. »

Demandons à nos automates savants ce que pourrait augurer ce texte pour la condition humaine :

La conclusion de ce texte soulève plusieurs problèmes éthiques et sociaux liés à l’automatisation et à la disparition des rôles humains dans le travail. Si les outils pouvaient effectuer des tâches de manière autonome, comme le suggère l’analogie avec les statues de Dédale ou les trépieds d’Héphaïstos, l’humain serait progressivement remplacé dans de nombreux domaines de production. Cela amène à réfléchir à des enjeux contemporains similaires avec les robots et l’intelligence artificielle.

Voici quelques-uns des principaux enjeux éthiques et sociaux posés par cette conclusion :

Le chômage technologique : Si les constructeurs n’ont plus besoin d’assistants et les maîtres de serviteurs, cela évoque la crainte que l’automatisation pourrait remplacer de nombreux emplois humains, entraînant une augmentation du chômage. Cette situation pourrait mener à une précarisation de larges segments de la population.

La dignité du travail : Le travail est souvent perçu comme une source de dignité et de sens pour les individus. Si la technologie remplace l’humain dans des tâches autrefois valorisées, cela pourrait réduire l’accès à des opportunités d’accomplissement personnel ou social à travers le travail.

L’inégalité sociale : Le remplacement des travailleurs par des machines risque d’accentuer les inégalités économiques. Les propriétaires de la technologie pourraient accumuler encore plus de richesses et de pouvoir, tandis que ceux qui perdent leur emploi risqueraient de s’appauvrir davantage, aggravant la fracture sociale.

La déshumanisation des relations de travail : Ce texte touche également à la relation entre les maîtres et les serviteurs, ou entre les employeurs et les employés. Remplacer les humains par des machines pourrait non seulement transformer la nature du travail, mais aussi altérer les relations sociales dans lesquelles celui-ci s’inscrit, rendant les interactions humaines moins nécessaires et parfois moins valorisées.

En somme, la question éthique sous-jacente concerne la manière dont l’humanité peut et doit évoluer dans un monde où les outils autonomes prennent en charge de plus en plus de tâches, et quelles mesures doivent être prises pour préserver l’éthique du travail, l’égalité sociale et la dignité humaine dans ce contexte.

Comme tu dis, et qui se souvient des débuts de l’industrialisation en Angleterre, des enclosures et des clearances, des exactions directes et indirectes commises contre les plus modestes pour en faire devenir des prolétaires, des ouvriers qu’on appellera les cols bleus, qui disparaitront deux siècles plus tard aux noms de l’économie de marché et la compétitivité ? Alors que des robots humanoïdes s’activent désormais dans les grands complexes industriels, les IA génératives sont en route pour remplacer les cols blancs, tous les fusibles humains des administrations gestionnaires : secrétaires, administrateurs, gestionnaires, comptables et tous les autres détenteurs de bullshit jobs. Extrait d’entretien avec Gérald Holubowicz :

Le remplacement des cols bleus par les machines à fait s’accroître le besoin mais aussi la radicalité des méthodes de gestion. Quelles évolutions la perspective des cols blancs remplacés par les IA laisse-t’elle imaginer ?

Vaste sujet. C’est Antonio Casilli qu’il faut consulter sur le sujet de l’automatisation du travail, ou l’auteur américain Aaron Benanav qui a écrit L’Automatisation et le futur du travail. Grosso modo l’un et l’autre parlent d’une précarisation des travailleurs sur lesquels il sera plus facile de faire pression en jouant sur la peur de la concurrence avec l’IA. On peut également penser que la prolétarisation au sens strict du terme va aussi toucher ces cols blancs, qui ne seront plus en maîtrise de leur travail ni de leurs savoir-faire. C’est par ailleurs une opportunité pour les employeurs peu scrupuleux et particulièrement cyniques d’ignorer l’apport des savoir-faire humains et de réaliser des économies d’échelle. Enfin, malgré un certain nombre de déclarations sur le nombre d’emplois impactés (aux alentours de 300 millions dans le monde selon Goldman Sachs, dont 50 % verraient leur force de travail remplacé par les IA génératives), on pourrait finalement être déçus par l’ampleur de la catastrophe dans le sens où d’un point de vue médiatique, elle serait moins spectaculaire (pas de longues files d’attente devant France Travail), mais plus profonde (paupérisation graduelle des classes moyennes et glissements politiques vers des radicalités, par voie de conséquence).

Le rôle de l’humain sera-t-il de nouveau celui d’un correcteur, ajusteur et vérificateur de rendu, comme une sorte de machiniste littéraire ou iconographe ?

Non, probablement pas mais c’est pourtant déjà de plus en plus le cas. Pour écrire ces réponses et être certain de la bonne qualité de mon rendu, j’utilise déjà un logiciel de correction orthographique. Il y en a désormais un partout. Avec l’ajout d’une IA comme ChatGPT dans Word, les corrections stylistiques auront encore davantage de sens et de pertinence. Donc, pour le travail de tous les jours ou à faible valeur ajoutée, tous ces boulots n’auront plus de sens malheureusement.

Je pense encore une fois que la production de contenus va se diviser en deux catégories, l’une principalement automatisée avec un faible engagement humain, l’autre très artisanale avec un faible engagement machine. La première sera réservée à la production de contenus en masse pour tirer les coûts vers le bas, l’autre restera la production des élites intellectuelles et viendra combler les besoins d’une population exigeante, capable de se payer un travail humain de qualité, signe d’exception et marqueur social de prestige.

Paupérisation graduelle des classes moyennes, comprenez appauvrissement et reductio ad machina de tous ceux qui sont dans le tertiaire. Demain comme hier, le Henoch’s Hammer sera brisé, si même il se lève.


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