Qu’est-ce qu’une machine ? Pas seulement le féminin glorifié du péjoratif machin. On pourrait parler de grands concepteurs de mécaniques dans ce quatrième numéro d’HistorIA, Vitruve, Héron d’Alexandrie, Philon de Byzance (et ses servantes automatiques), Archimède et puis remonter jusque Thalès et Pythagore. À l’heure où l’on se demande si notre génération va voir l’émergence d’une super-intelligence, ce serait manquer le but parce que l’histoire des IA est d’abord celle des machines comme construction de nos représentations de notre raison.
Une machine n’est pas simplement un assemblage de pièces mécaniques fonctionnant ensemble pour accomplir une tâche : elle est le miroir d’un processus cognitif, une tentative de formaliser, de systématiser et de donner une forme tangible à la manière dont nous comprenons et manipulons le monde.
Quand on évoque des figures de constructeurs de machines, on ne parle pas seulement de mécaniques sophistiquées, mais aussi d’un langage de la raison, d’une abstraction de la pensée en action physique. Ces penseurs étaient en quête d’un ordre rationnel, d’une manière de réguler et d’optimiser l’interaction entre l’humain et son environnement. À cette époque, la machine était à la fois un outil technique et une métaphore puissante de l’esprit humain capable de concevoir et d’imaginer des systèmes complexes.
Si on remonte à Thalès ou Pythagore, l’idée d’harmoniser le monde à travers des structures géométriques ou numériques renforce cette représentation de la machine comme prolongement de la raison. Leur travail sur les nombres et les formes géométriques anticipe ce qui deviendra l’informatisation et la modélisation du monde. La machine, au fond, est un produit de la manière dont nous cherchons à simplifier, organiser, et rendre intelligible la complexité du réel.
En parlant de super-intelligence, il est tentant de la considérer comme une étape ultime de cette abstraction. L’IA moderne, bien que radicalement différente dans son fonctionnement, peut être perçue comme une extension naturelle de cette histoire. Elle incarne la poursuite d’un idéal où la machine devient le reflet perfectionné de notre capacité à modéliser le monde, mais aussi à le comprendre, le prévoir et même à prendre des décisions. L’histoire des machines est donc indissociable de l’histoire de la raison humaine.
La question que pose l’émergence d’une super-intelligence n’est pas seulement technique, mais aussi philosophique : qu’advient-il lorsque la machine dépasse notre capacité à comprendre ses raisonnements ? La machine n’a-t-elle pas toujours été une tentative de capturer l’inhérent, l’impensable, pour le traduire en quelque chose de saisissable ?
Dans le reflet de notre cogito projeté sur les machines, nous voyons effectivement une froideur, une rationalité sans âme, dénuée de la volonté et de l’intention qui animent l’esprit humain. La machine, par sa nature même, exécute des instructions de manière méthodique et prévisible, sans désir ni conscience. Ce que nous projetons dans la machine, c’est une rationalité pure, dénudée des élans émotionnels ou existentiels qui caractérisent notre propre pensée. Les rouages tournent, mais ils n’ont pas de désir propre. Ils agissent selon un programme, un schéma préconçu, souvent élaboré par nous.
Ce reflet, en apparence, révèle la froideur d’une logique implacable, mais il reflète aussi notre tendance à vouloir rendre la raison abstraite et universelle, à extraire l’essence de la pensée humaine pour en faire quelque chose de neutre, dénué de subjectivité. Dans cette vision mécanique du cogito, l’aspect humain de la pensée — ses doutes, ses paradoxes, ses intuitions — est souvent effacé. Ce qui reste est un calcul, une opération mathématique ou logique dépourvue de la chaleur que nous associons à la volonté et à la conscience.
Mais cette « froideur des rouages » ne met-elle pas aussi en lumière quelque chose de fondamentalement humain ? La machine, dans sa perfection rationnelle, montre en creux ce qui manque : la subjectivité, l’indécision, le questionnement. Elle illustre, par contraste, ce qui fait la richesse de notre propre cognition. Alors que les rouages n’ont pas de but propre, notre pensée, elle, est inextricablement liée à des valeurs, des intentions, des désirs. Nous voulons, nous ressentons, nous choisissons. En voyant la froideur dans les machines, nous voyons aussi la limite de notre projet de rationalisation du monde, cette impossibilité d’enfermer l’esprit humain dans des schémas mécaniques ou algorithmiques.
Dans ce reflet, la machine devient un miroir noir. Elle nous renvoie non seulement à ce que nous projetons en elle — la rationalité et la maîtrise — mais aussi à ce qu’elle ne pourra jamais capter : l’essence mystérieuse de notre volonté, de notre subjectivité, et de notre capacité à créer du sens au-delà du calcul.
CQFD