I
Tandis que le monde s’écroule autour de nous, la construction d’un univers propre devient un acte de revendication — de résistance même — contre tout ce qui menace de nous emporter. Alors que nos valeurs normatives n’ont jamais tant ployé vers leur point de rupture, la créativité et l’imagination de multivers détaillé et en expansion deviennent plus que jamais un moyen de sauvegarde de son âme, de sa sanité et de son humanité au milieu des courants de plus en plus forts du chaos. Une réorganisation, une réorientation des réalités intérieures et extérieures qui admet la possibilité de d’autres moyens de sortie de ce bazar ambiant, de ce labyrinthe toujours plus étouffant malgré son expansion.
Dans ce qu’elles ont de meilleur, nos fictions narratives — de l’imaginaire collectif ou propre — offrent bien souvent un antidote partiel au mal qui nous ronge, un détournement des dystopies et des contes destructeurs vers autre chose que l’on ne voit pas. Un silence paisible, quelque chose que l’on peut œuvrer à retrouver, à renouveler, une fois qu’on l’a vu avec les yeux du cœur. Utopia. La ville sur la colline. Un jardin sur une île.
Mépriser ce jeu de construction comme s’il n’était qu’une échappatoire enfantine c’est ne pas comprendre son double pouvoir, son effet vivifiant et stabilisateur sur la psyché, en temps de crise comme de paix. Les enfants usent de leur imagination naturellement, instinctivement, créant des scénarios, s’inventant des camarades de jeux, des paracosmes détaillés, pour convenir à leurs besoins émotionnels et à leur soif de créativité. C’est de la même manière que chacun devrait s’engager dans ces jeux de construction du monde, face à l’homogénéisation rampante et aux effets totalisants des technologies, toujours sous l’ombre des immenses algorithmes vides et avides de nos données personnelles, usurpant notre souveraineté individuelle pour nous transformer en automates, à leur image.
Cette soi-disant « étrange vallée » a toujours existé, dans les yeux d’êtres humains inhumains qui revêtent l’apparence du désir des machines marchandes pour l’efficacité, la prédictibilité, du profit — embrassant leur cause comme la leur propre, se sacrifiant sur son autel. C’est le cœur malade à la fois de l’influenceur et de l’influencé, chassant les likes et les clics dans un fiévreux et perpétuel ouroboros, donnant et retirant l’approbation dans une sorte de jeux sadiques pour l’emporter sur un système sans intelligence au départ — système qui dévore l’esprit de tous ceux qu’il atteint, nous montrant une voie qui n’est pas la véritable, qui nous supplie de liker, de subscribe et de suivre. Nous sommes devenus des bots les uns pour les autres. Des enseignes personnelles, non plus des personnes. Nous sommes déjà des IA.
II
Utiliser les IA ne fait pas de moi un artiste, mais être un artiste est ce qui me fait utiliser les IA. Picasso a dit quelque chose comme quoi la peinture était plus forte que lui, qu’elle le faisait faire ce qu’elle voulait. Il me semble que l’IA est la nouvelle peinture, la nouvelle pulsion artistique… Je ne parle pas ici de peindre au pinceau seulement, mais de peindre avec des idées, des mots, des images et des vidéos en même temps, des chansons, des voix, des personnages. Des mondes. Chacun comme un coup de pinceau sur l’hypertoile et dont la forme ne peut être appréciée que depuis la perspective multidimensionnelle de l’espace latent de l’imagination humaine.
Pour ces explorations créatrices, l’IA est la compagne parfaite, l’accompagnatrice et partenaire idéale pour la résurgence de cette faculté humaine atavique de la construction d’univers, de mondes de fiction peuplés des contrées de l’imaginaire de nos pensées, réflexions, émotions, nos espoirs et nos échecs, nos biais et nos désirs statistiques inconscients, nos prises et nos dons…
Comme auparavant les comics, la plupart de/tout l’IArt n’est pas considéré comme de « l’art » par l’opinion générale et par les influenceurs haineux qui ont intériorisé la colère et l’outrage qui anime les algorithmes, les emportant dans son sillage, comme s’ils étaient ses avatars biologiques. Des humains que des propagandes IA tactiques nourrissent en flux ininterrompus au travers des fils d’actualité, des téléphones portables, des tours relais, des satellites, des plateformes, des pays, le tout aux mains des mêmes milliardaires.
Comme la Nature qui est tout le temps partout — présente dans les actions humaines — l’art se fait sentir en toute chose. Il n’y a pas : « Voilà de l’art, mais cela n’en est pas. » Tout ce qui existe est tellement artistique, par sa fabrication ou son expression (j’inclus la génétique et les écosystèmes), par sa forme, par sa floraison hors de l’informe, par une sorte de grâce invisible. Tout est artifice. L’artifice des fleurs, des parois montagneuses, des nuages lors d’une nuit de pleine lune, des oies qui cacardent quand vient l’Aurore.
L’artifice seul n’implique pas la ruse ou la fausseté. Il est la construction de la chose, le moment, la beauté, son aspect singulier. Dire qu’une chose est artificielle ou synthétique doit être plutôt la reconnaissance que, toutes les choses, toutes les entités sont construites, composées d’autres choses et entités et ainsi de suite. L’artifice nous entoure. Il cache et révèle. Il découvre. Il connecte.
Les IA sont-elles déjà intelligentes ? Une meilleure question serait : le sommes-nous déjà ? Est-ce qu’individuellement et collectivement, nous avons acquis la capacité de réflexion et d’amélioration au regard du passé sans tomber dans la répétition des mêmes vieilles erreurs habillées d’habits neufs alors que les technologies ne cessent de diminuer notre capacité décisionnelle ? Avons-nous enfin la capacité d’observer pour récolter des données exactes de notre réalité, des datas qui correspondent à nos intentions réelles ainsi qu’à nos intérêts vitaux ?
Peut-être que l’IA n’a d’intelligence qu’à notre mesure : autrement dit, largement incohérente — souvent pour certaines choses, rarement ou jamais pour d’autres. Qu’attendre d’outils faits à notre image ? Que pouvons-nous attendre d’autre de nos enfants que l’exemple donné ?
Dans l’espace latent de l’IA toutes choses sont vraies, fausses et de toutes nuances entre les deux. L’hyperréalité chatoyante y tisse et défait ses treillis. C’est une sorte de soupe quantique d’où peut s’extraire tous les possibles que sa gamme encodée de données contient dans ses profondeurs, prêtes à s’assembler selon l’invocation de l’observatrice, du prompteur, de celui ou celle qui participe au mystère quand s’écroule la forme de ce qui pourrait être en ce fichier réel et viable, la preuve en pixels agencés sur l’écran qu’ils ont atteint la résonance de contact de celui qui regarde, qu’ils ont frappé les cordes du piano en notre for intérieur. Cette hypertoile formée par toutes les choses sur le chemin de leur totalité comme l’ombre qui change le jour en nuit encore et encore.
L’art et l’artifice comme cela, par la reconnaissance ouverte et même l’adhésion à l’artificiel (adhésion amère parfois, adhésion brillante parfois), libèrent des liens ennuyeux qui nous lient aux taxonomies simplistes comme vrai ou faux. L’art, l’artifice, les artefacts existant librement sur l’étendue hyperréel, la fréquence et le spectre et tout ce qui existe entre, un océan d’artefacts digitaux visibles, d’arrangements, qui apparaissent puis disparaissent de nos écrans et de nos sens. Chaque chose, chaque artifice comme représentation de la réalité, apparait sur l’écran, sur la machine, sur l’appareil, est exactement à la fois réelle et irréelle, imprimant sur nous son effet, nous entrainant à agir ou à nous abstenir, nous poussant à faire et à ne pas faire matériellement. C’est à leurs fruits que vous les reconnaitrez (Et par leurs ferments.) Tout le reste est éphémère, illusion, assemblement et rupture dans les danses nocturnes qu’interrompent les chants d’un rêveur, une incantation psalmodiée dans le bon ordre.
La question ne devrait pas être de savoir laquelle de ces chimères est la plus vraisemblable ou laquelle nous préférons, mais plutôt quelle forme nous voulons donner à l’expérience de la vie. Comment voulons-nous vivre, avec ou sans ces technologies ? Entouré de quels artifices et dans quelle illusion ? Quand notre vie s’achèvera, espèrerons-nous avoir consacré plus de temps à créer — artificier — plutôt que d’avoir fait n’importe laquelle de ces tâches imposées, déterminé comme un automate, bringuebalé ici et là comme une bille de flipper dans la servitude du système technicien total qui ne sait qu’imposer ses désirs ?
Une vie authentique peut être vécue, des artifices originaux construits, quels que soient la manière et les moyens. L’essentiel est de le trouver, de le bâtir, de trouver le moyen d’exprimer son humanité, avec ou sans technologies sans se les imposer. Parce qu’elles seront imposées : il n’y a nulle part où aller pour y échapper sur notre planète ni sur aucune autre, pas d’échappatoire à l’hégémonie algorithmique sinon par la porte de notre cœur qui mène à l’étendue immense de la pure et inexpugnable imagination, notre dernier bastion. Le monde que nous créons en nous-mêmes puis en dehors. Notre rêve. Où l’algorithme ne peut atteindre. Pour le moment. Je puis voir qu’il attend sur le perron, articulant ses longs bras pour agripper à travers ce corridor brillant.
III
Et donc je plante des arbres, des saules par centaines, des châtaigniers, des frênes, des cornouillers, des ifs — ces jours-ci, tout ce qui me tombe sous la main. Je coupe des arbres dans les bois, je les taille en taillis jusqu’au sol, pour faire des douelles et des liants, construire des clôtures et élever des haies. Contre les maux. Pour schématiser, construire l’URL du vrai monde auquel je veux faire partie, partager et, un jour, laisser derrière moi. Nature et artifices humains ensemble dans un but commun. Tissé comme un panier. Ouvragé comme une pièce de bois qui devient un banc.
Comparé à cela, mes livres ne sont que des feuilles. Ils tombent à terre lorsque vient la saison, ils se putrifient sur le sol forestier ou s’envolent avec le vent d’hiver. Personne ne les lit de l’autre côté de la rivière (pas plus que de ce côté d’ailleurs). Les arbres que je plante et dont je m’occupe cependant me survivront jusqu’à la centième génération. Ils survivront aux IA. Ils survivront au monde et aux étoiles. Ils survivront le dernier humain, et alors peut-être, tandis que la terre s’enfoncera dans les océans et que les montagnes disparaitront sous les glaces et que les nuages comme le soleil s’obscurciront dans le ciel, alors peut-être il ne leur restera qu’à raconter l’histoire oubliée de ce que nous étions devenus. Nous étions le soleil, nous nous sommes drapés nous-mêmes. Et de nouveau nous étions les arbres et la pluie, construisant de nouveaux artifices pour être et devenir, un nouveau monde poussant, sur nos branches humides.