Article •  EPJD

IO & IA

L’écriture assistée par les intelligences artificielles impose la mutation du monde littéraire. Typophilia se positionne face à cette évolution en proposant une ligne éditoriale novatrice. Nous vous présentons nos deux labels : IA, pour les œuvres générées par des modèles de traitement du langage, et IO, pour celles créées par des auteures humaines.

En 1955, en préparant un séminaire (le futur Darthmouth Workshop), John McCarthy crée le terme « intelligence artificielle » pour désigner ce que les efforts concertés d’une poignée de scientifiques visent, non à produire, mais à perfectionner. Leur conjecture (terme répété dans les objectifs de la feuille de route) est que chaque aspect de l’apprentissage, comme toute faculté cognitive, est reproductible et simulable par la machine. Il leur fallait ouvrir une brèche pour que les automates commencent à utiliser le langage, les abstractions, les concepts. En 2022, c’est l’avènement de ChatGPT. Suite à une longue gestation, les IA génératives vont déferler sur les productions écrites, toutes les productions écrites. Prenant de vitesse tous les secteurs d’activité auxquels l’être vivant peut penser, une compréhensible réaction apparait : tentatives de législation, colloques, formations, acceptation et rejet comme autant d’inflammations cutanées sur les oripeaux organiques. Oripeau oui, la vieille veste élimée de la littérature et de l’art en général. Oui, carrément.

Les racines de la création littéraire occidentales

In principia, on dit que l’humanité était inspirée. Ô Muse, vient chanter la colère d’Achille (Iliade, Chant I). En Occident, on peut facilement identifier une double racine littéraire : les récits homériques et les écrits bibliques. Chacun à leur manière fixe l’étalon de l’âge d’or du livre et chacun, au travers des traditions et des copies qui nous les ont fait parvenir, affirme in texto avoir été inspiré, c’est-à-dire que l’origine du contenu transmis (par oral puis par écrit ou directement par écrit) est d’origine divine. Le rédacteur, ou l’aède ne servant alors que de porte-plume, de moyen transitoire entre un locuteur et un auditeur. Loin de réduire ce transmetteur à un rôle médiocre, cette capacité de réception des oracles et autres déclarations sacrés glorifie la personne choisie pour ses qualités morales ou éthiques, moyen d’assurer la pureté du message transmis, autant choisie pour sa valeur que sanctifiée par le rapport intime avec les sphères sacrées.

De tous les hommes de la terre, les aèdes méritent les honneurs et le respect, car c’est la Muse qui les inspire. (Odyssée chant VIII, 476)

Car ce n’est jamais par une volonté d’homme qu’une prophétie a été apportée, mais c’est poussé par le Saint-Esprit que des hommes ont parlé de la part de Dieu. (2 Pierre 1, 21)

D’ailleurs, qui, ou qu’est-ce qu’était, « Homère » ? Le nom signifie : otage, celui qui doit suivre. Voilà qui sert bien le propos, mais le dilemme reste réel. Une femme, une personne conceptuelle, un homme aveugle, un groupe de poètes ? La question homérique ne sera pas vite répondue, mais quelle importance quand c’est la divinité qui vous pourvoit des sommets de la littérature pour les siècles à venir ? Voilà de quoi faire hypersaliver l’éditrice la plus bégueule. Un biographe contemporain d’Homère suggère même que dans le nom « Homère » il est possible d’entendre le mot grec « harmoniser » et donc, que « faire une Homère » reviendrait à dire : « J’harmonise, je mets en ordre le textus receptus » (oui, on aime bien l’étymologie chez Typophilia). Qu’est-ce que l’orthotypographe, et par extension l’éditrice, fait d’autre sinon d’harmoniser le texte d’autres auteur·es avec les normes et les usages de son lieu et de son temps ?

Intelligence organique

L’histoire de la littérature est intimement liée aux bouleversements sociaux et technologiques qui ont façonné nos sociétés. L’émergence de la littérature moderne s’inscrit dans un contexte de sécularisation croissante des sociétés occidentales, où le pouvoir de l’Église s’estompe et laisse place à une pensée plus critique et individualiste. Cette évolution se reflète dans les thèmes abordés par les auteurs, qui explorent de plus en plus des sujets liés à la condition humaine, aux émotions et à la psychologie. L’invention de l’imprimerie par Gutenberg en 1450 joue un rôle crucial dans la diffusion et la démocratisation de la littérature. Grâce à cette technologie décisive, les livres deviennent plus accessibles et moins chers, permettant à un public plus large de découvrir les œuvres littéraires. Cette évolution favorise l’émergence d’une nouvelle classe d’écrivains « professionnels », qui peuvent désormais vivre de leur plume. L’ère des intelligences organiques (IO) est celle de l’éclosion d’une pléiade d’auteur·es de génie comme Mary Shelley, Jane Austen, Fiodor Dostoïevski, Alexandre Dumas, Toni Morrison… Dotées d’une imagination fertile, d’une plume acérée, ces auteur·es ont créé des œuvres qui continuent de marquer notre imaginaire commun et de révéler leur riche pouvoir évocatoire. La combinaison de la sécularisation, de l’invention de l’imprimerie et des générations d’écrivain·es, a créé le terreau fertile pour l’épanouissement de la création littéraire, donnant naissance à des chefs-d’œuvre qui explorent la complexité de l’âme humaine, les injustices et les grandes questions philosophiques. L’héritage de ces auteur·es continue d’inspirer les lecteurs et les écrivain·es d’aujourd’hui, il est inestimable.

Arma-Guénon

Les capacités rédactionnelles des IA génératives nous dépassent déjà. Ses flots algorithmés font céder les digues, les unes après les autres. Amazon KDP refuse des « écrits », des lauréates de prix littéraires confessent avoir demandé à l’IA bonne mère de les aider et la rumeur redoutée de l’écriture « à la manière de » ne manquera pas de bientôt s’avérer exacte. Toutes les œuvres non terminées de nos auteur·es favori·tes sont en gestation dans les data centers, n’ayons aucune inquiétude. Un tsunami de lettres, de mots, de phrases, de paragraphes, de chapitres, pour déferler sur notre littérature suite au séisme de 2022. Pour l’instant, c’est le recul et le déni, mais qu’on ne s’y trompe pas, le règne de la quantité de Guénon étend son empire et entend triompher de nos prérogatives humaines. L’artificiel pour émuler et exciter l’organique. Quelle distinction faire entre la production organique et artificielle ? Demandons à une IA :

« La distinction entre l’organique et l’artificiel repose principalement sur l’origine et le processus créatif. L’organique, incarné par les auteures humaines, est imprégné de sensibilité, d’émotion et de vécu, offrant une profondeur et des nuances uniques. Ces œuvres reflètent l’authenticité de l’expérience humaine et la complexité des perspectives individuelles. En revanche, l’artificiel, représenté par les textes générés par l’IA, se caractérise par sa capacité à analyser et synthétiser d’immenses quantités de données pour produire du contenu original rapidement. Bien que les œuvres d’IA puissent imiter des styles et proposer des idées innovantes, elles manquent de conscience et d’intentionnalité propre à l’esprit humain. La littérature organique touche les lecteurs par son authenticité émotionnelle, tandis que la littérature artificielle séduit par sa créativité et son efficacité technologique. »

Est-ce que vous goutez à cette soupe probabiliste ? Pas complètement inintéressante au demeurant. Qu’est-ce à dire donc ? Que malgré le ton rassurant de la machine, l’usage des IA s’est ancré dans nos pratiques au moment même où il est devenu populuxe, dès l’instant que nous y avons eu accès, nous, le commun des mortels. Avant même que les questionnements sur le sensible soient adressés, l’avènement de l’IA avait radicalement redéfini le rôle traditionnel de l’auteure. Si cette dernière était autrefois perçue comme le créateur unique et incontournable d’une œuvre, l’intelligence artificielle la positionne désormais comme un intermédiaire entre l’émission (les données, les algorithmes) et la réception (le lecteur). L’IA, en générant des textes, des images ou même des musiques, offre de nouvelles possibilités créatives, mais soulève aussi des questions sur l’originalité, la propriété intellectuelle et le rôle même de ceux et celles appelées écrivain·es. Il est indispensable dorénavant de naviguer entre l’inspiration humaine et la puissance calculatoire des machines, en redéfinissant sa fonction pour mieux accompagner les évolutions technologiques et les attentes de lectorats sursollicités et exigeants.

Allez l’IA

« Ce qui ne peut être évité, il faut l’embrasser », aurait dit William Shakespeare. Nous n’échapperons pas au « tout technique », c’est illusoire. Les IA génératives vont prendre de plus en plus de place dans la littérature. Après avoir confessé s’être servie de ChatGPT pour écrire une petite partie de son roman futuriste, récompensé du plus prestigieux prix littéraire nippon, l’écrivaine Rie Kudan n’a été l’objet de l’ire ni de la communauté littéraire ni de son lectorat. Au contraire. Qu’est-ce qui fait débat en Europe (pour ne pas dire en France) ? Les droits d’auteurs. Une problématique coincée quelque part entre gloriole et question de fric. L’EU AI ACT, voté par une large majorité d’élus en mars 2024 et entré en vigueur depuis le 1er août, réinvesti le mythe de Sisyphe. Même si les catégories de risques liés à l’utilisation des intelligences artificielles sont pertinentes et nécessaires, il sera extrêmement complexe pour le Parlement européen d’adopter une législation contraignante sur les IA et les droits d’auteur, notamment dans le domaine littéraire. La puissance des acteurs américains du numérique, qui dominent le secteur de l’IA, exerce une influence considérable sur le processus législatif européen. Par ailleurs, la nature protéiforme des textes générés par ces intelligences artificielles, souvent un amalgame de multiples sources, rend extrêmement difficile, voire impossible, de déterminer de manière précise si une œuvre protégée a été plagiée. Cette complexité juridique et technique rend toute tentative de légifération titanesque. Ils auront sans aucun doute besoin d’IA très performantes. Aujourd’hui encore des plagiaires (tout à fait organiques) continuent d’écrire et se font publier ! Peut-être, dans le cas de plagiaires avérés, faudrait-il créer un label pour avertir les lectrices ? C’est en tout cas la direction que l’AI ACT semble prendre : celle du balisage, du marquage. Prévenir quand une intelligence non organique a produit quelque chose consommé par l’esprit. Soit. Labellisons. Typophilia labellisera mais ne stigmatisera pas. Les labels IA (intelligence artificielle) et IO (intelligence organique) se veulent égaux, impliquant chacun qualité ou défaut, intérêt ou ennui, valeur ou non. L’idée que seules les intelligences artificielles seraient susceptibles de produire des œuvres de moindre qualité est une simplification excessive. L’histoire littéraire regorge d’exemples d’œuvres humaines jugées médiocres, banales ou même plagiées. Les romans de gare, souvent décriés pour leur caractère répétitif et leurs intrigues convenues, en sont une illustration parfaite. De même, nombreux sont les écrivains reconnus qui ont produit des œuvres considérées comme mineures par la critique. Il est essentiel de rappeler que la qualité d’une œuvre est un jugement subjectif, qui dépend de multiples facteurs tels que le contexte historique, les courants esthétiques dominants, les attentes du public, ou encore les critères de jugement individuels. Ce qui est considéré comme une œuvre d’art majeure à une époque peut être relégué au rang de curiosité littéraire à une autre. Les intelligences artificielles et les intelligences organiques partagent donc un même terrain de jeu en matière de création artistique. Les premières peuvent générer des textes qui manquent d’originalité ou qui sont formellement imparfaits, tout comme les secondes peuvent produire des œuvres qui ne touchent pas leur public ou qui sont en décalage avec leur temps. En outre, la notion de plagiat n’est pas toujours simple à appliquer dans le cas des créations issues de l’IA. Ces dernières, entraînées sur d’immenses corpus de données textuelles, peuvent produire des résultats qui semblent s’inspirer de manière très étroite d’œuvres existantes, exactement comme toute intelligence organique, la malveillance en moins et c’est pour cela qu’il est difficile de déterminer si l’on est face à un véritable plagiat ou à une simple coïncidence due à la nature probabiliste des algorithmes.

Les labels que nous attribuons aux productions de l’IA et de l’IO se rejoignent donc sur ce point, reflétant une réalité plus complexe qu’une simple opposition entre le génie humain et la médiocrité machine. Les mêmes critères de qualité, d’originalité et d’intérêt sont appliqués aux deux types de création. Il est plus pertinent de considérer l’IA non pas comme un rival de l’homme, mais comme un nouvel outil créatif qui vient enrichir le paysage culturel. Il est essentiel de dépasser les oppositions simplistes et de reconnaître que la qualité d’une œuvre, qu’elle soit produite par une intelligence artificielle ou par un humain, dépend d’une multitude de facteurs complexes et interdépendants. D’ailleurs, saurez-vous identifier précisément ce qui est IO et IA dans cet article ? Voilà pour le disclaimer.

Ainsi les livres édités chez Typophilia seront tous labélisés, garantissant au lectorat la provenance de ce qu’il souhaite lire. Il est possible que bientôt, l’étiquette IA soi synonyme de créativité débridée, de personnalisation poussée et d’une qualité artistique sans précédent. Les intelligences artificielles, en s’affranchissant des limites cognitives humaines, ouvrent des horizons créatifs insoupçonnés. Si l’artiste humain reste indispensable pour insuffler une âme à ses œuvres, l’IA, elle, pourrait bien devenir la nouvelle maitresse des techniques et des formes.


A découvrir aussi