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Toni Morrison : Le pouvoir de la parole féminine en littérature

En littérature, la parole féminine est une force de la nature. Puissante, résiliente et indomptable, elle brise les plafonds de verre qui limitent la pensée du lectorat et défie les idéologies rétrogrades qui tentent de la confiner à un rôle secondaire, passif.

Le récit féminin défie le silence, mettant au premier plan l’expérience et les perspectives de celles qui ont longtemps été marginalisées, offrant ainsi une vision plus complète et nuancée de la réalité.

Parmi les voix les plus influentes de la littérature féminine se trouve celle de Toni Morrison. Auteure de onze romans, dont The Bluest Eye (1970), Beloved (prix Pulitzer 1988), et Home (2012), Toni Morrison, en plus du prix Pulitzer se verra attribuer le prix Nobel de littérature en 1993, devenant ainsi la huitième femme et la première Afro-Américaine à être honorée par ces distinctions, devenant par ailleurs la première femme noire à obtenir une chaire à l’Université de Princeton, longtemps réservée aux hommes blancs.

À travers sa prose, qu’elle décrit elle-même comme « un acte doté de conséquences », Morrison a révélé la voix afro-américaine sur la scène internationale. Ses œuvres explorent les complexités de l’expérience de la femme noire aux Etats-Unis : son identité, son histoire, sa mémoire. Sous son prisme, la voix des femmes s’amplifie et devient indispensable au récit de l’existence humaine contemporaine. Elle a d’ailleurs décrit son premier roman, The Bluest Eye, comme une œuvre mêlant « histoire, sociologie, folklore, cauchemar et musique », dépeignant le côté sombre de l’humanité à travers le pouvoir de la narration, la voix féminine puissante de Toni Morrison nous invite à reconsidérer l’impact essentiel des femmes en littérature et reconnaître leur rôle incontournable en tant qu’architectes de nouvelles narratives et de vérités contemporaines.

Les auteures telles que Toni Morrison réinventent souvent les structures narratives traditionnelles pour inclure des voix qui ont été écartées historiquement. Cette narration de Toni Morrison est loin d’être une entité passive, mais bien au contraire celle d’une femme forte qui détient les clés de la mémoire collective. Gardienne de vérités qui ne peuvent rester dissimulées, elle présente une vision complète de l’expérience afro-américaine. Qu’il s’agisse de Sethe dans Beloved ou Sula dans le roman éponyme, ces femmes affrontent les problématiques du racisme, du sexisme, et des traumatismes transmis à travers les générations. Leurs propos sont bruts, sans filtres, et sans remords, affirmant leur pouvoir et revendiquant leur rôle indispensable au récit de leur communauté. Le personnage de Sethe dans Beloved représente le traumatisme persistant de l’esclavage et les sacrifices qu’une mère est prête à faire pour protéger ses enfants. Elle représente le combat pour retrouver sa voix malgré des souffrances indicibles. Le parcours de Sethe est celui d’une réclamation, tandis qu’elle lutte contre les souvenirs hantés de l’esclavage et les pressions sociales qui cherchent à la réduire au silence. Morrison utilise la voix de Sethe pour explorer la douleur du passé et l’impossibilité de l’oublier, tout en soulignant la nécessité de l’affronter pour avancer. Dans ce contexte, la voix féminine est à la fois une arme et un bouclier, moyen de survie tout autant qu’une affirmation d’identité.

Écrivaine et professeure de littérature, Toni Morrison considérait le langage comme une arme pour « nous protéger de la peur des choses sans nom ». Ses personnages, véritables actrices de la résistance, dénonçaient l’absence des expériences des femmes noires dans les récits historiques officiels et dans la littérature en général. La voix de ces femmes de couleur devait se faire entendre malgré les obstacles imposés par la société, les hommes et leurs propres traumatismes. Comme elle l’a expliqué :

« J’ai écrit le premier livre parce que je voulais le lire. Je pensais que ce genre de livre avec ce sujet — ces petites filles noires, les plus vulnérables, les moins décrites, prises à la légère — n’existait pas sérieusement en littérature. Personne n’avait jamais écrit sur elles autrement que comme des accessoires. Comme je ne pouvais pas trouver un livre qui le fasse, j’ai pensé : “Eh bien, je vais l’écrire et ensuite je pourrai le lire.” C’est vraiment l’impulsion de lecture qui m’a poussée à l’écriture. » (Toni Morrison, NEA Arts Magazine, 2014.)

Par ses écrits, Morrison a cherché à libérer ces voix étouffées et à affirmer la place essentielle des femmes noires dans le paysage littéraire.

Dans The Bluest Eye, Toni Morrison donne la parole à Pecola Breedlove, une jeune fille noire dont la douleur et l’isolement sont amplifiés par une société qui valorise la blancheur par-dessus tout. À seulement onze ans, Pecola, accablée par les abus émotionnels de sa famille et le mépris de ses camarades, trouve dans la rêverie son unique échappatoire. Son désir tragique d’avoir des yeux bleus, comme ceux de Shirley Temple ou de l’image sur l’emballage de ses bonbons préférés, symbolise son aspiration à échapper au sentiment d’infériorité imposé par sa propre communauté. Morrison utilise ce désir pour critiquer les normes sociétales qui dévalorisent les personnes noires et par extension, la parole des femmes noires. Avec l’histoire de Pecola, elle expose les effets dévastateurs du racisme intériorisé, montrant comment il peut effacer les identités de ceux qui sont considérés comme différents. Pourtant, même au cœur de sa tragédie, l’histoire de Pecola souligne l’importance cruciale de la voix — la nécessité de parler, de raconter son histoire pour se faire entendre.

Première auteure afro-américaine à recevoir le prix Nobel de littérature en 1993, Toni Morrison a montré un engagement inébranlable pour la liberté de la voix féminine. À propos de ce qui l’a motivée à écrire, elle expliqua : « Le silence des femmes noires me semblait assourdissant, jusqu’à l’intérieur de la communauté intellectuelle et militante noire. » Ses œuvres continuent aujourd’hui de briser ce silence et d’inspirer des écrivaines contemporaines qui explorent les complexités de la féminité et le pouvoir de la voix. À travers leurs écrits, ces femmes s’approprient leurs histoires, affirment leurs identités et ouvrent de nouvelles possibilités pour l’avenir, offrant aux jeunes filles des modèles de courage et de résilience. En faisant entendre leurs voix, elles poursuivent l’héritage de Morrison, forgeant un chemin où leurs récits peuvent enfin s’épanouir librement.

En conclusion, le pouvoir de la parole féminine, tel qu’incarné dans les œuvres de Toni Morrison, est incommensurable. C’est un langage qui refuse d’être réduit au silence et qui, par son insistance, transforme le monde. Les romans de Morrison sont un rappel de la force, de la résilience, et de la beauté de la voix féminine qui, malgré toutes les tentatives pour la réprimer, continue de s’élever. En célébrant cette voix, nous célébrons le pouvoir des femmes à façonner les récits et à défier les injustices. Le pouvoir de la voix féminine est celui du changement, et l’héritage de Morrison garantit que cette voix continuera de résonner pour les générations à venir.