Typophilia s’est rendue à la 39e Comédie du livre, où, sur la magnifique place du Peyrou, s’est notamment remis le 50e Grand prix de l’imaginaire. Des invités de marque : Alain Damasio et les éditions du Bélial’ pour une programmation résolument S-F, dans les intentions en tout cas.
S-F ELDORADO
Depuis 1986, sur la place de la Comédie à Montpellier, s’organise le festival littéraire éponyme avec l’objectif d’être « particulièrement hospitalier aux nouvelles voix et à l’édition indépendante de création littéraire ». Grand rendez-vous littéraire de la région occitane, la « carte blanche » donnée à Alain Damasio, auteur de La Horde du Contrevent et, plus récemment, de la Vallée du Silicium (aux éditions du Seuil) a tenu sa promesse d’image, d’impact et d’affluence. Outre cela, le cinquantième Grand prix de l’imaginaire était décerné à l’occasion du festival. À l’origine « Grand prix de la science-fiction française », ce Hugo national s’est transformé en une récompense qui inclut des genres cousins et protéiformes (S-F, fantastique, fantasy, horreur et mix and match). Parmi les lauréat⸱es, Dantec, Damasio, Morrow et Chiang. Un auteur de science-fiction qui a passé un mois en immersion dans la Silicon Valley et à qui on donne une tribune, la récompense nationale de S-F décernée pour l’occasion et puis les éditions du Bélial’ invité d’honneur ; dans un monde où les machines se mettent à conter des histoires, ou la littérature générée par les IA bouscule l’horizon littéraire : des intelligences artificielles ingurgitent des océans de romans, de poèmes et de pièces de théâtre pour ensuite cracher des récits inédits, des mondes inexplorés. On serait tenté de venir en cosplay, princesse Leïa, Nyota Uhura ou Xena, pour entendre, enfin, le récit de cette science-fiction devenue réalité, narrée de la bouche de ses oracles.
IA, rien à voir
Heureusement que les costumes sont restés dans leur caverne Aliexpress. L’entrée de cette 39e Comédie et du barnum des librairies n’augurait rien du technofutur mais peignait plutôt le tableau nostalgique et sensible du temps de Matisse et de Cézanne. C’était pourtant bien l’offre catalogue, mais encore une fois la photo n’était pas contractuelle. Le contraste était si frappant entre la promesse graphique des visuels d’annonce du festival et ce portail décoré aux couleurs du passé que l’unique chose qui assaillit le visiteur impatient et observateur fut un doute, était-ce le bon endroit ? La place de la Comédie était devenue celle du Peyrou et à la place du futur on aurait le passé. Côté librairies, effervescence, dédicaces et vente de livres, on n’en attendait pas moins, ce fut un franc succès économique ! Dans la tente des éditeurs, régionalisme et artisanat écrasaient de leurs beaux et gros sabots de bois taillés à la serpe l’offre éditoriale. Madame scientia ficta n’était nulle part, sans parler des IA génératives. En dépit de la présence d’Alain Damasio, figure emblématique de la science-fiction française, des éditions du Bélial’, réputées pour leur catalogue de S-F, et de la remise du 50e Grand prix de l’imaginaire, l’ombre des IA ne planait nulle part sur le Peyroux. Pas de table ronde, pas de conférence, pas même une simple discussion de comptoir sur ce sujet pourtant brûlant d’actualité (et de modernité). Le jury ne s’est pas même posé la question à l’heure où « Rie Kudan, lauréate du plus prestigieux prix littéraire japonais, a expliqué qu’environ 5 % de son roman futuriste avait été écrit avec ChatGPT, le jury n’y a vu que du feu ». Silence assourdissant.
L’absence de tout débat sur l’impact des IA génératives sur le monde littéraire était d’autant plus remarquable que l’événement s’inscrivait dans un temps où cette technologie remet en question de nombreux aspects de notre société, y compris la création artistique. Cette omission (ou omerta peut-être) souligne un malaise, voire une crainte, face aux bouleversements annoncés.
Ce n’était pourtant pas le Pérou
Qu’est-ce qui pétrifie ainsi le débat sur l’utilisation des outils d’IA génératives dans la production artistique en général et dans la littérature en particulier ? Les enjeux sont, de l’aveu des plus grand·es spécialistes, considérables. Dans un entretien pour Philosophie Magazine (Hors-série N° 57, Intelligence artificielle : Le mythe du XXIe siècle.), Meghan O’Gieblyn, écrivaine titulaire de nombreux prix littéraires et essayiste (Wired, Harper’s Magazine, New Yorker, New York Times), déclare : « L’IA a effectivement le pouvoir de remodeler le monde. La comparaison avec la bombe atomique est de plus en plus fréquente, mais elle n’est pas tout à fait correcte : les responsables du projet Manhattan savaient ce qui se passerait s’ils appuyaient sur le bouton. Certes, ils ne pouvaient pas prévoir toutes les répercussions du déploiement de la bombe, mais ils comprenaient son pouvoir et ses capacités. Avec l’IA, nous n’avons pas la même compréhension. Elle est potentiellement très dangereuse et transformatrice, principalement parce que nous ne pouvons pas en comprendre pleinement le fonctionnement. » Sam Altman (cofondateur avec Elon Musk et directeur général d’OpenAI) confirme début juin 2024 en déclarant lors de l’International Telecommunication Union AI for Good Global Summit à Genève: « OpenAI ne comprend pas complètement comment ChatGPT prend ses décisions. » Les raisons pour lesquelles un⸱e auteur⸱e utiliserait un modèle de traitement du langage sont assez évidentes, quand on considère leurs performances, mais leurs conséquences, sur les écrits puis sur le monde littéraire sont eux imprévisibles autant qu’inévitables. Dans notre pays de l’amour du livre et de l’écrit, dans la sphère étendue de la francophonie, se joue encore une drôle de guerre ; dans les prés verdoyants de notre histoire glorieuse, on joue aux cartes et on chante sur les bords des tranchées « Victor Hugo » ou « De Nerval » sans entendre le ronronnement des panzers algorithmiques tout proche.
La tragi-comédie du livre
Que peut-on attendre d’une pièce tragi-comique ? Des coups de théâtre, des changements de décor successifs et un dénouement heureux. Le coup de théâtre de ChatGPT est désormais derrière nous, on assiste désormais aux changements de décor, aux remplacements des usages et des habitudes. Alvin Toffler dans son livre anticipatoire Le Choc du Futur annonçait que « les analphabètes du XXIe siècle ne seront pas ceux qui ne sauront ni lire ni écrire, mais ceux qui ne sauront pas apprendre, désapprendre et réapprendre ». Dans une perspective sur les réalités futures du monde de l’édition il écrit qu’« une chose est certaine : l’expansion incroyable du savoir fait que chaque livre (y compris, hélas, celui-ci) contient une fraction de plus en plus infime de la somme totale des connaissances. […] il nous faut saisir la vérité élémentaire qu’elle recouvre. Il se déroule sous nos yeux un processus historique qui affectera inévitablement la psyché humaine. Car où que se portent nos regards, des cosmétiques à la cosmologie, des faits quotidiens comme l’histoire de Twiggy aux exploits de la technologie, nos images intérieures de la réalité se font de plus en plus brèves et provisoires, en raison de l’accélération du changement dans le monde extérieur. Nous créons et nous épuisons les idées et les images à un rythme de plus en plus rapide. Le savoir, comme les êtres, les lieux, les choses et les formes d’organisation, est en train de devenir un produit jetable ». Les succès de librairie sont éphémères, hebdomadaires et bientôt, sans doute, moins que cela encore. Cette Cocotte-Minute de l’écriture assistée par les IA génératives est en train de siffler dans le monde méprisé de l’autoédition et se déversera bientôt dans celui des salons littéraires et des prix d’écriture. Reste à savoir quels seront nos outils de vérification, de correction, d’analyse de ces productions hybrides. Quelles seront nos politiques éditoriales ou nos choix de lauréat·es et de remises de récompenses ? Il nous reste encore à trouver ce dénouement heureux.