Quand en 1512, Rabelais édite l’Hippocratis ac Galeni libri aliquot, il avertit dans sa préface : « Dans les livres de médecine, toute faute est un véritable sacrilège. Une seule syllabe en moins ou en plus, voire un accent changé ou mal placé, livre à la mort bien des milliers d’hommes… ». Le grand humaniste se décharge-t-il simplement de ses responsabilités par un avertissement au lecteur ? Ou peut-être mettait-il en garde son imprimeur, le prestigieux Sébastien Gryphe ? Pas du tout. En vérité c’est Rabelais lui-même qui se chargea de la lecture, de la traduction (du ionien) et de la correction des Aphorismes d’Hippocrate puis de l’Art médical de Galien. En qualité de médecin et d’humaniste, François Rabelais devient éditeur d’ouvrages scientifiques et intègre l’entourage de Sébastien Gryphe alors spécialisé dans l’impression de ce type d’ouvrages ; les livres spécialisés qui incluent des textes traduits ou rapportés et composés dans les langues originales, le grec par exemple, nécessitent des caractères différents du latin, des compositions et des corrections spécialisées. Il se trouve que Sébastien Gryphe, fils d’imprimeur, personnage de grande culture, exégète de sa profession et des idées qu’elle transporte, constitue autour de lui une véritable cour humaniste et emploie comme correcteurs et éditeurs, Jacopo Sadoleto, François Rabelais ou Étienne Dolet.
Dans ce monde de l’incarnation des idées et de la « fabrication du multiple », la nécessité d’une transmission exacte se fait dorénavant impérieuse. Il ne faudrait surtout pas distribuer un manuel de chirurgie qui dirait « …et trancher l’aorte » pour « …épancher l’aorte ». Rabelais en disant qu’un accent peut coûter la vie à des milliers d’humains fait peut-être de sa précision un Gargantua de perfectionnisme mais conservons la formule : une erreur typographique peut tuer. Mais comment ?
La magie de la formule
La xylographie asiatique (reproduction depuis un support en bois) remonte très probablement aux environs du VIIe siècle de n.è., images pieuses, enseignements philosophico-religieux et formules magiques sont reproduites en série pour fidèles et pèlerins. L’imprimerie comme moyen de reproduction à l’identique est très adaptée aux tournures rituelles. L’efficacité de la formule magique ne souffre en effet aucune altération d’intonation ou des mots qui la constituent. Quand est figée ladite formule, il est pratique de pouvoir la reproduire à l’identique en évitant soigneusement la faillibilité du copiste humain, mais aussi de le faire en plusieurs langues simultanément. Un dialogue s’ouvre entre les besoins et les moyens : est-ce que l’imprimerie émerge d’une nécessité comme le moyen pratique d’une pensée endogène ou alors est-ce la découverte de moyens de reproductions qui facilitent et forcent par l’usage des traits de croyances, philosophiques ou religieux? Food for thoughts ! Le Jikji, imprimé avec des caractères mobiles en 1377, est un recueil de déclarations des bouddhas et des patriarches compilées par un moine coréen. Ce trésor de l’histoire de la typographie, conservé à la BNF, montre que dès sa naissance, le lecteur-correcteur lui est intrinsèquement lié et nécessaire. Caractères inversés, fautifs ou mêmes manquants, les coquilles ne manquent pas dans le Jikji. Dans les colonnes apparait déjà la correction au rouge ; du moins j’aime à le croire pour la cohérence de l’article. Tout au long de l’exposition, la naissance du métier de lecteur-correcteur apparait comme un fil rouge qui est par nature et définition : discret et possiblement invisible.
Imprimerie et Bible en bichromie
L’apparition et l’évolution des techniques d’impression à caractères mobiles fondus en Asie et en Europe, bien que l’une précède l’autre, semble s’être faites indépendamment, en parallèle et selon une temporalité propre. Comme Athéna qui sort de la tête de son père, armée et habillée, l’imprimerie et la typographie européennes semblent naitre abouties ; ce qui aurait pu être un modeste ballon d’essai est un coup de maître. Les Bibles de Gutenberg, dites « 42 lignes » (puis 40), sont unanimement acclamées dès leur sortie de la presse et le pape même ne peut qu’en vanter les mérites sans jamais pouvoir en obtenir d’exemplaire. Ce n’est jamais sans émotions que l’on contemple ce travail, ces ouvrages dont la facture disent mieux qu’autre chose la valeur du texte qu’ils contiennent. La justification, les marges, le vélin, le dessin des lettres, les sobres lettrines…
Impression claire et intelligible d’une cours de rhétorique. L’élève profite d’un caractère lisible, dans un texte préparé et vérifié. On ne craint plus les erreurs de copie. Bienvenue dans le monde de la « coquille » !
Première édition connue de la farce de Maître Pathelin. Des textes profanes, vulgaires bénéficient désormais des progrès de l’imprimerie. Tout devient reproductible.
L’accès au socle de la foi chrétienne aura de terribles répercussions sur le monde mais rien ne saura désormais juguler la circulation du savoir. C’est l’avantage de la fabrique du multiple. Quel est son inconvénient ? La possible multiplication de l’erreur, la volontaire ou la coquille. Dans des textes médicaux ou religieux (une médecine de l’âme, un peu désuète de nos jours, encore que…) la question est grave et porte à conséquences. Rabelais nous avertit du danger dans un contexte de méthodes de soins du corps humains ; le texte considéré comme sacré tant par les juifs que les chrétiens est, dès l’origine, sujet à des mises en garde quant à sa copie. Des cassetins de correcteurs professionnels se constituèrent au fil des siècles pour la copie des textes bibliques en hébreu : scribes, sopherim, massorètes. Se rappelant l’injonction divine – « Vous n’ajouterez rien à ce que je vous prescris, et vous n’en retrancherez rien » – Deutéronome IV, 2, les massorètes comptent le nombre de signes et ajoutent des commentaires en marge pour éclairer les sens possibles selon la vocalisation. Copie, préparation de copie et enfin les vérifications, cette rigueur fut intégrée au projet de Johannes Gutenberg. « Il est toujours intéressant de rappeler que le texte de la B42 , étonnamment pauvre en erreurs et en coquilles, a de fait établi une version définitive qui a servi à quasiment toutes les impressions ultérieures¹ ; » cette déclaration signifie un travail de correction et de vérification pantagruélique. Les écrits grecs chrétiens, sont souvent conclus par l’Apocalypse qui se conclue elle-même par un avertissement aux correcteurs orthotypo : « Si quelqu’un y ajoute quelque chose, Dieu le frappera des fléaux décrits dans ce livre; et si quelqu’un retranche quelque chose des paroles du livre de cette prophétie, Dieu retranchera sa part de l’arbre de la vie… » Avertissement pris au sérieux par Johannes et ses collaborateurs, c’est sûr au point qu’aujourd’hui encore, certains disent que, c’est à Mayence au XVesiècle, que fut édité le livre « le plus réussi du point de vue typographique ».
Lisibilité et risibilité
L’imprimerie se répand très vite en Europe. Comme Gryphe, des spécialités naissent. On trouve des imprimeurs itinérants. On se met à imprimer de tout. Partout. À Paris les professeurs adoptent et adaptent l’impression aux impérieux besoins pédagogiques. Ils laissent la gothique outre-Rhin et font faire ses premières lignes à la romaine, plus ronde et plus lisible. Et ça marche bien. Admirez plutôt :
On dirait du Times ! Fichtre, à la fin du XVesiècle ! Gims pourrait avoir raison finalement. En plus de la lisibilité, ces professeurs s’assurent de l’exactitude du contenu; notez les commentaires de correction. Alas les copistes et leurs scriptoriums monacaux, désormais c’est le plomb en attendant la fibre. L’essor de la civilisation occidentale trouve ici un de ses jalons importants. Des connaissances partagées, vérifiées, critiquées, révisées, distribuées, multipliées, amplifiées… encore et encore. Les connaissances universitaires ne sont pas les seules à se saisir de ce progrès. La littérature, le théâtre aussi, surtout peut-être. Qui, vers 1500, se serait fait copier à grand coût, un exemplaire de la Farce de maître Pierre Patelin ? Et bien personne. Les coûts prohibitifs et les délais d’attente le défendaient purement et simplement.
Extrait :
PATHELIN
Est-ce moquerie ?
Est-ce maintenant que tu en feras ?
Par mon serment ! tu me paieras.
Entends-tu, si tu ne t’envoles !
Ici, de l’argent !
LE BERGER
Bée
PATHELIN
Tu te moques ?
Comment ! n’en aurais-je autre chose ?
LE BERGER
Bée
PATHELIN
Tu fais le rimeur en prose !
Et de qui te joues-tu ?
Sais-tu qui il est ? Ne me babilles
Désormais de ton “bée”, et me paie !
LE BERGER
Bée
PATHELIN
N’en aurai-je autre monnaie ?
Et je devais tant me louer
De toi !
(la Farce de maître Pierre Patelin.)
Hahaha! Le comique de répétition et de situation fonctionnent terriblement, j’aurais pu chercher à en avoir une copie finalement. Encore une fois, la typographie peut faire mourir, de rire cette fois. Revenons à nos moutons ; la mise en page reste tâtonnante, la typo n’est pas encore si lisible, pas de didascalies ni de divisions en actes et en scènes mais les éléments bâtisseurs sont là et l’intendance suivra. Et elle a suivit.
Les typographes, les éditeurs et les correcteurs (les auteurs aussi souvent) on été les bons administrateurs de l’art du lisible et de la fabrique du multiple et c’est ce que vous verrez à l’expo de la BNF : le premier essai illustré en français, les gravures d’Albrecht Dürer, l’édit de Worms, la première édition du Sphæra mundi, des livres de grammaires et de géométrie, une reproduction de la presse de Gutenberg et des odes de Plantin ou d’Estienne au beau métier des lettres et de l’édition, un voyage par mots et merveilles de l’imprimerie, immanquable.
1 Christophe Didier, « La Bible de Gutenberg de 1454 », Revue d’Alsace